10h24
Argenteuil pour une journée de travail dans cette autre école.
J’ai pris le temps d’arriver en passant par Sannois, puis par le vieux quartier d’Orgemont où j’ai habité un an en 1996. En fait, je me dis que je regrette vraiment cette époque. Mon déménagement aux Coteaux a été le début des emmerdes. J’ai retrouvé mon ancien appartement qui a été revendu et duquel je n’aurais jamais dû bouger, j’y étais bien, malgré ses 27 m² et l’humidité qui bouffait le mur. La disposition était optimale et le balcon suffisamment grand pour que je puisse mettre une petite table et une chaise que les balconnières pleines de pétunias odorants cachaient de la vue de la rue.
Ce quartier complètement enclavé n’est accessible que par deux côtés, c’est une sorte de forteresse au pied du moulin d’Orgemont, un village dans la ville ; on y trouve des maisons en meulière ramassées les unes sur les autres, des maisons basses séparées par des jardins encaissés. Je me sens nostalgique de cette époque qui aurait pu bien tourner.

Les choses ne changent pas dans la rue Paul Vaillant-Couturier ; le petit restaurant Don Peppone est toujours là avec son patron qui me fait penser au patron mafieux dans Léon, on y trouve des escalopes milanaises simplement divines. Il y a un restaurant rapide tenu par deux frères où l’on trouve des kebabs juteux. Rien de change vraiment, si ce n’est que le salon de coiffure qui se trouvait juste en bas de l’école est devenu un salon de beauté… pour femmes voilées. Je pensais à une blague mais non, c’est tout ce qu’il y a de plus sérieux.
Fondamentalement, j’aime Argenteuil. Je trouve cette ville accueillante, chaleureuse. Je reviendrai peut-être un jour à Argenteuil.
Je suis assis à la table de la salle de réunion ; un type dans la maison d’en face, façade jaune et volets verts, lit son journal depuis ce matin près de la fenêtre ; j’aime ce doux chant de la vie qui prend son temps derrière les rideaux.
6h26
Quel bonheur de retrouver Nicolas Bouvier que j’ai dû lire la dernière fois il y a deux ans en été dans mon édition de ses œuvres plus ou moins complètes, chez Quarto. Même dans un texte aussi primitif et sans fioritures que cet inédit écrit entre Genève et Copenhague lors de l’été 1948, on voit déjà poindre son humour grinçant et cette faculté à regarder ce qu’on ne regarde pas en voyage, exerce son talent incisif envers les Belges et les Hollandais qu’il dit gros et laids, il n’hésite pas à fustiger une grande Allemande chevaline aux pieds en dedans et envoie paître les importuns avec plus de verve qu’il n’en faut… Du beau Bouvier assurément. Du Bouvier qui passe et qui s’arrête de temps en temps et qui rappelle que dans le voyage on ne fait que vivre un peu plus intensément un quotidien transposé.
Je n’aime faire les choses que parfaitement.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir
Éditions Payot

Je suis tellement excité de me dire qu’enfin je vais pouvoir retourner à İstanbul que je me suis réveillé plus tôt que d’habitude avec dans le creux de l’oreille le chant plaintif du muezzin. J’ai posé sur ma petite table ottomane ramenée de là-bas mes guides dans lesquels je vais trouver de quoi faire pendant ces quelques jours ; l’ennui chez soi serait la pire des traîtrises…
A présent, il me faut un objectif, imaginer ce que je veux en rapporter, savoir comment je vais pouvoir me nicher au creux de la ville et comment je veux la partager, comment le restituer, comment le rendre à ceux qui me l’ont offert.
J’ai acheté un bon paquet d’enveloppes “Air Mail” qui ne devraient pas tarder à arriver, avec lesquels je vais pouvoir m’écrire à loisir depuis là-bas ; une lubie qui m’est venue en retrouvant chez ma grand-mère quatre enveloppes que mon grand-père a dû acheter pour les longs déplacements dans les îles, des Antilles à la côté de l’Océan Indien. Fines comme du papier à cigarette, c’est à se demander comment elles ont fait pour traverser toutes ces années.
Assurément, il aurait adoré la Thaïlande.
Je n’enseigne pas, je raconte.
Montaigne, Essais – 1580
Tandis que, dans une boîte dans laquelle j’ai rassemblé tous mes souvenirs de jeunesse (suite au grand chambardement), je cherchais une boîte verte (que j’aimerais bien retrouver pour le coup, parce que là ça finit par ne plus être drôle), j’ai retrouvé un objet qui appartenait à mon grand-père et que j’avais glissé dans cette boîte pour ne pas le perdre. Et le fait est que pendant des années, j’ai cru qu’il était perdu, au point qu’après son décès, lorsque ma ma grand-mère m’a dit de prendre dans ce qui lui appartenait ce que je souhaitais, je lui ai dit “son porte-mine”, mais nous ne l’avons pas retrouvé. Pour cause, il me l’avait donné il y a longtemps déjà. C’est un porte-mine en métal couleur bronze avec une mine épaisse de 1mm, avec lequel il faisait ses mots croisés et avec lequel il a également tracé les dessins de sa maison; il a été détrôné lorsque la mode des porte-mines à mines fines est arrivée. Il a alors opté pour une mine de 0.5mm. Voilà un outil qui ne me quittera plus.

Eminönü, Nurettin Alptogan Vapuru, İstanbul
Je sais, c’est idiot. Mais j’attendais que ma responsable valide mes congés en rongeant mon frein parce que je commençais à avoir la trouille que je ne puisse pas les prendre. Alors j’avais un peu de mal à dormir parce que je ne voulais pas lui en parler. Cette nuit, j’ai même rêvé que l’école s’écroulait ; va savoir pourquoi. Maintenant, je sais que c’est bon, elle me l’a annoncé avec un grand sourire, un quart d’heure après que je lui aie posé la question. Elle a tout validé en quelques minutes et elle est venue me voir avec un grand sourire et ses grands yeux toujours gais pour me faire signe, pendant que j’étais au téléphone, avec le pouce levé en l’air pour me signifier que c’était bon. A l’intérieur, je me suis comme affaissé de soulagement parce que je savais que j’allais enfin pouvoir partir… Je sais, c’est idiot.
Départ le 1er mai pour Kayseri. Le 6 mai, je serai à Istanbul et je reviens le 11. Enfin !!
Ce soir j’entame un nouveau livre ; Il faudra repartir de Nicolas Bouvier. Le titre est bienvenu.
Avant que Jukes eût nettoyé ses yeux pleins d’eaux salées, toutes les étoiles avaient disparu.
Joseph Conrad, Typhon