#112
Je me suis réveillé tôt mais suis resté au lit, histoire de profiter un maximum d’un peu de sommeil ; je m’en tire avec une nuit de dix bonnes heures. Le soleil m’accueille gentiment tandis que le café coule et remplit la maison de son odeur âcre. Rien ne change ici, rien n’a de prise, si ce n’est le jardin qui se dégrade, pas entretenu, qui ne ressemble plus à grand chose et donne de grandes trouées de ciel bleu là où autrefois il y avait de l’ombre et des recoins agréables. Les jours gris et sombres, ce doit être particulièrement démoralisants. Je me souviens des jours à la bouche pâteuse…
Pour passer un peu le temps, je me suis muni d’un livre qui, je m’en rends compte maintenant est un véritable contrepoint à la situation. Sur les bords de l’Atlantique, je me permets d’emporter avec moi un livre de Fernand Braudel, dont le titre est un affront à cette région du monde qui s’enfonce dans les profondeurs sauvages des courants séculaires ; Mémoires de la Méditerranée. Honte sur moi.
Plus ça va, plus je me rends compte que l’ouverture au monde des gens d’ici est un leurre ; leur honnêteté est trompeuse, ils fonctionnent en réseau qui interdit de facto l’étranger et expulse de leur circuit tout contrevenant. Les entrepreneurs agissent en véritable mafieux, empêchent les nouveaux de s’installer, surtout s’ils viennent d’un autre endroit. Installez-vous sur leur territoire et vous verrez vos affaires gangrénées. Vous serez coulé en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Ici on ne va pas chez le pharmacien parce qu’il est agréable ou compétent ; non, parce que c’est un gars du coin. Tel entrepreneur est un bras cassé, oui mais pas grave, c’est le cousin de mon ami d’enfance… Résultante trompeuse d’archaïsmes rebutants. Le bourdon du clocher est dissonant ; ses cloches sont fendues. Pourtant, elles continuent de sonner à tout rompre, surtout le dimanche et les autres jours.
Il fallait de l’audace pour trouver ce qui rapproche cet endroit du monde avec le grand cosmopolitisme d’Istanbul : c’est Pierre Loti qui fait la jonction ; Julien Viaud parcourt le monde, écrivain maudit qu’on taxera trop souvent d’exotique et de superficiel, l’orientaliste de pacotille, mais d’ici il tirera son chef d’oeuvre le plus connu, Pêcheurs d’Islande, qu’on ampute bien souvent de son pendant régionaliste, Mon frère Yves. D’ici il partira pour Istanbul et se fera enterrer à Saint-Pierre d’Oléron. Que de lieux communs à nos deux existences qui sont tout de même trop de hasards pour être complètement fortuits. Suis-je ses traces ou précède-t-il les miennes ?
Ancrages : Le marquis Léon d’Hervey de Saint-Denys qui raconte ses rêves et arrive à les influencer (raconté par Jean-Claude Ameisen), les films de Robert Aldrich (notamment la jouissive boucherie des douze salopards), le groupe “Juveniles” aux Vieilles Charrues.