#145
J’ai des intuitions. Je ne sais pas si c’est le retour de vacances et l’impression d’avoir vraiment l’esprit reposé, mais j’ai des intuitions. Je travaille à fond sur mon article et mes deux devoirs, virevoltant de l’un à l’autre pour ne pas me sentir submergé et avoir l’impression aussi d’avancer. Je suis encore large dans mon planning mais je n’ai pas envie d’arriver en décembre et me rendre compte que le compte-à-rebours joue en ma défaveur.
Je commence déjà à penser à l’après, à mes projets, à reprendre sérieusement l’apprentissage du turc, à commencer à rassembler mes notes, à bâtir quelque chose, à cesser d’imaginer plus que produire. Je vais avoir 39 ans dans 4 jours et je me rends compte que je n’aurais pas assez d’une vie pour faire tout ce que j’aurais aimé faire. D’ici là, d’ici à ce que ça se termine, autant se faire plaisir en en faisant le plus possible. Je pourrai mesurer ma vie à l’aune de ce que j’aurais pu la combler.
C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat-ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là. Songez à des régions comme le Banat, la Caspienne, le Cachemire, aux musiques qui y résonnent, aux regards qu’on y croise, aux idées qui vous y attendent… Lorsque le désir résiste aux premières atteintes du bon sens, on lui cherche des raisons. Et on en trouve qui ne valent rien. La vérité, c’est qu’on ne sait comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu’au jour où, pas trop sûr de soi, on s’en va pour de bon.
Nicolas Bouvier, L’usage du monde