#54
Je viens de me rendre compte que le 6 août, je n’ai quasiment pas pris de photos sur le chemin vers Arycanda, que je n’ai jamais vu. Passé trop de temps sur la route pour si peu de choses. J’ai l’impression que tout ceci est déjà si loin.
J’ai déjà et encore la tête à İstanbul ; d’ici là, peu de choses auront prise sur moi, je commence à me connaître. Je m’en fais tout un plat, mais ce n’est que İstanbul… Voilà que je dis n’importe quoi. Je me fais une joie d’y retourner, de parcourir les rues, de sentir les odeurs, mais on a beau parler de tout ça, vouloir le faire partager, la limite de tout ça est dans le sujet qui l’énonce car la différence entre lui et les autres, c’est que lui l’a véritablement vécu, et le vivra encore, à sa manière. Le partage n’est qu’une carotte qu’on agite pour susciter du désir, mais en aucun cas un calque des affects. Ce qu’est İstanbul pour moi restera pour moi.
Photographie d’Ara Güler, 1985,
enfants jouant parmi les tombes dans le cimetière d’Ortaköy, İstanbul
A présent, il me faut monter le projet de ce voyage, régler les derniers détails des réservations et savoir surtout ce que je veux ramener comme images, sons, papiers, journaux, comment je vais agencer tout ça.
Mais avant tout, reposer mes genoux, en faire le moins possible, continuer à lire, à peindre, ne sachant plus où donner de la tête. Dans ce fatras, j’ai tendance à oublier que j’ai des productions à rendre à la fac…
Mon intelligence des choses progresse plus vite que moi : je m’époumone les mains en cornet à lui crier de m’attendre. Elle se moque de moi et me détruit. Vingt ans de vie passionnée, parfois heureuse, et consciente, m’ont juste permis d’inviter chez moi ceux qui — ou plutôt ce qui — m’égorge.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir
Indonésie, 1970
Éditions Payot