Photo © Peter Nijenhuis

La journée a bien commencé lorsque j’ai croisé une femme qui attendait le bus. Sa silhouette m’a interpellé, je l’ai trouvée très belle et lorsque je me suis rapproché d’elle, je me suis rendu compte que je l’avais déjà croisée un jour de brocante où nous avons bu un verre de rosé ensemble. Elle a illuminé ma journée ; ses jambes gainées de clair, son air de femme farouche, ses beaux yeux frondeurs, l’aplomb des femmes sures d’elles… Elle ne m’a pas reconnu mais je suis parti avec son image.
Elle a bien continué cette belle journée fraiche puisque j’ai pu faire la connaissance de Lisa, pauvre petite fille perdu qui ne demande qu’une seule chose, qu’on ne l’abandonne pas, elle a à la fois peur de grandir et peur de ne pas quitter cette enfance qu’on lui a volé. Petite fille aux airs de garçon manqué mais qui parle parfois avec des envolées charmantes très féminines et qui parle d’avoir des enfants… des garçons, hein, les filles c’est chiant…
Et puis un coup de fatigue, incapable d’allonger mon morceau à la guitare, les yeux qui se ferment tout seuls, c’est le gardien qui m’a réveillé tandis que j’attendais mon fils à son cours de clarinette. L’air contrarié de celui qui a été pris dans un moment de faiblesse.

Le jour le plus long de l’année est derrière moi, il ne m’a pas touché de sa grâce. Il s’en est allé avec le souvenir des pages de Daniel Rondeau sur İstanbul et les vapeurs d’un verre de rakı glacé. Pour toute musique en ce jour de fête, le oud du Trio Joubran et le calme avant que le vent ne souffle derrière les volets.
J’essaie patiemment de me réapproprier mon histoire, de la réécrire à partir des expériences nées de mes souvenirs, ne sachant plus réellement ce qui a été inventé, ce qui ne l’est pas. Il faut sans arrêt écrire l’histoire dans les deux sens ; depuis le présent vers le passé et depuis le présent vers l’avenir. Tentatives vaines qui me jettent dans le trouble des nuits jouant à cache-cache.

Sur les rives, toutes les terrasses des restaurants sont pleines ; les plus pauvres festoient sur les quais ou dans les jardins publics, les pieds dans l’eau. Des hommes boivent de la bière à la bouteille, et envoient des saluts de plus en plus affectueux aux bateaux. Ils ne chôment pas car tous les bateaux d’Istanbul sont sur le Bosphore. Sur chaque embarcation, on boit, on fait griller de l’agneau ou du poisson, on dîne, on danse, on chante, on s’embrasse, on parle.

Daniel Rondeau, İstanbul
Folio Gallimard pour NiL Editions, 2002

Voilà, j’ai envie d’y retourner, en plein été au mois d’août, pour le prochain ramadan, dans onze ans, ou dans la tristesse de l’hiver humide et neigeux. J’y suis déjà à nouveau. Dans onze ans… j’aurais 50 ans… Il va falloir faire vite, ne sachant plus si la vie est devant ou derrière.

Une nouvelle journée a passé. Ce matin, travail à l’université avec trois de mes collègues de promotion. Un travail dense qui a permis d’éclaircir ce que nous allons rendre comme travail commun et qui nous a donné l’idée à tous de nous visiter chacun sur nos structures. Au retour il s’est mis à pleuvoir quelque chose d’hallucinant, des trombes et des trombes d’eau, comme s’il n’en était pas assez tombé hier… Puis l’après-midi chaud et ensoleillé, temps lourd humide.
Repas vite fait et retour à l’école où mes collègues avaient l’air content de me voir. Les stagiaires aussi… Mike, Anthony, Marjorie, Marina… ça fait toujours plaisir. Lisa n’était pas là, gros problèmes de santé apparemment lié à un passé douloureux. Je n’ai même pas eu le temps encore de faire un entretien avec elle.
Dorian m’a filé entre les doigts, parti à la boxe…
Moi aussi je me file entre les doigts…